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Rav Léon Ashkenazi (MANITOU)

rédigea ce poème,

alors qu’il était hospitalisé à Jérusalem,

peu avant qu'il nous quitte en 1996.

Poème
Le Mystère du Mur

Ce Mystère est un Secret.

Depuis toujours, le Mur attendait le geste créateur qui permettrait à la Face de rencontrer la Face. Depuis toujours, les deux visages du Mur étaient séparés. Ils pleuraient et leurs larmes ruisselaient à la face des Cieux. Ils pleuraient et les voix du silence disaient que ce Mur était le Mur des pleurs. Les larmes tombaient infiniment et fertilisaient la terre. Larmes de feu, larmes de pluie, larmes de vie. En arrivant à terre, chaque goutte de pleur éclatait en sanglot, et les voix du silence vibraient de leur clameur : Où es-tu, Bien-aimé : où es-tu Bien-aimée !… Et c’était comme le deuil d’un veuvage avant les fiançailles !

Un jour, dans le long temps des jours, l’infiniment Secret, l’infiniment Mystérieux, l’Enigmatique, l’Ancien des Jours, décida de mettre fin à la souffrance des Visages de la Solitude. Il tira l’épée magique de son fourreau d’éternité, et dans un soupir dont l’écho se fait encore entendre, il fendit le Mur en son milieu et en retourna les brisures, Face à Face. Celles de l’extérieur se rencontrèrent enfin ; et la lumière fut.

Mais le cœur du Mur était brisé. Le bonheur d’être de l’étreinte infinie au séjour de l’Unique, devint le malheur originel des nouvelles Faces extérieures : celles de la création seconde qui mène à la gloire de la rédemption pour la première création. Ce malheur deuxième était d’autant plus grand pour le cœur séparé, que la cause réelle de son drame était cachée, secrète, énigmatique, mystérieuse. C’était le Mystère d’un Secret dont la porte fut gardée par l’ange à l’épée tournoyante ; celle qui trace en cercles les haies de l’interdit. Les voix du silence appellent cela le Paradis perdu, afin que le visage rencontre le visage.

Cependant, une fois par éternité, à l’horloge de la loi des Temps, les visages perdus se retrouvent un instant. Au dehors, dans le séjour des nombreux, le tonnerre et la tempête des anciennes figures de la solitude éternelle éclatent de terreur d’avoir à retrouver l’infinie séparation. Elles hurlent à la vie ; et c’est cela, le bruit du monde.

Mais à l’intérieur du séjour de l’Unique, nous nous sommes reconnus ; nous nous sommes retrouvés et le Mystère se fait Miracle !

Bonjour, au revoir ; à bientôt, pour un autre instant d’éternité ; quand les temps seront mûrs.

Concepts de base

PHILOSOPHIE ET RÉVÉLATION 
R
AV LEON ASHKENAZI
(MANITOU)

Philosophie

Les philosophes parlent souvent de Dieu.

C’est une de leurs obsessions les plus délicates. Ils en parlent chaque fois qu’ils sont ouvertement en quête d’un fondement à  la personne humaine. Ils en parlent en fait constamment. Soit qu’ils le nomment par commodité de langage ; soit qu’ils ne le nomment pas, pour ne pas risquer un engagement inutile devant qui ne comprendrait pas les attendus du langage.

Car Dieu est pour eux la plus fixe des idées ;  et, par définition, le point d’appui de tout ce qui importe à la pensée pour se constituer en personne. Le dogmatique se félicite de sa présence et le sceptique dénonce son absence.

C’est qu’il y a pour toute philosophie sérieuse une certaine nécessité de se rattacher à la permanence de la question philosophique. On pourrait aller jusqu’à parler d’une tradition de pensée philosophique comme il y a une tradition de pensée religieuse.  Elles sont l’une et l’autre les deux conséquences opposées que la pensée humaine a tirées de la fin de la révélation objective. De la révélation au prophète et par le prophète. Pour se rattacher à sa tradition, toute philosophie devra donc faire le point. Il faut à chaque étape définir dans quelle perspective  on hérite  pour sa  part  de  «la  question ».  Celle  de l’homme. De l’homme qui parle dans le  silence de Dieu, entendu comme silence vide...

Or, pour faire le point en philosophie, il faut se référer à cet horizon-là, celui du silence, du signe sans signification. Cet horizon est pour le philosophe la demeure de Dieu. À peu près comme le ciel des croyants, le  lieu des références, le centre des coordonnées, tels qu’ils puissent permettre l’expression de la plus grande généralité, de même qu’il y a un seul ciel à toutes les terres. Pourtant l’hébreu ne dit pas « le ciel », il  dit « les cieux ». Pour lui le ciel est au duel ! Il sait même dire « les Cieux des Cieux », pour lui le ciel est aussi multiple que les terres. 

Mais c’est depuis que Dieu ne parle plus Lui-même qu’on prétend qu’Il parle du ciel. Les croyants de la  Bible savent qu’il n’en était habituellement pas ainsi du « Dieu qui parlait de la gorge des prophètes ». Le philosophe le  sait  aussi. C’est pourquoi il a remplacé le prophète. D’où la tentation du théologien, décelable déjà chez Maïmonide, et dénoncée par les plus sincères de ses adversaires. Tentation de parler de Dieu au nom de la Lumière naturelle. Mais le philosophe a d’abord proclamé que le Dieu des philosophes ne parle pas dans le  discours du philosophe. Il  ne parle pas non plus dans celui du théologien.

Il  faut en effet remarquer ici que si l’histoire de la philosophie commence intrinsèquement au moment de la perte de la clef secrète des mythologies, ce moment est, d’autre part, celui de la fin de la prophétie biblique. Le dernier des prophètes est logiquement contemporain du premier des philosophes. Le dernier prophète fut ontologiquement le premier présocratique.

En vérité, c’est dans le silence du vrai prophète que s’entend le discours du vrai philosophe ;  Maïmonide fut ainsi. Son niveau ne fut jamais atteint en Israël. Mais sa théologie ne fut qu’une belle œuvre d’art, exigée par l’ignorance traditionnelle des clercs de son temps, imbus de pseudo-philosophie imitée d’Aristote ou de Platon. Dans sa lucidité de « plus grand Juif en Israël après Moïse », il a tenté de les convaincre. Il  n’y a pas réussi. Quand le ver est dans le fruit, il faut jeter le fruit selon la Loi. Il y a d’autres fleurs sur l’arbre d’Israël. 

L’école de ses  adversaires a préféré parler de la sève au lieu de se borner à dire abondamment que l’arbre ne peut vivre sans sève, et que seul l’ignorant des sciences botaniques peut croire le contraire.

Cela signifie, en meilleure part, que le discours philosophique est une pathétique protestation contre le silence de Dieu. Et, depuis la fin de la prophétie, le silence des Sages. Un très long labeur sur le thème de l’être littéralement livré à ses propres forces. Qu’il y ait à ce silence de Dieu d’excellentes raisons, le philosophe le pressent. Mais il y en a une, déconcertante de naïveté, qu’il n’a jamais découverte. Elle nous concerne, nous et nos maîtres. Dieu a déjà dit tout ce qu’il avait à dire aux hommes, et après le temps de la prophétie, le sens de la Parole appartient à Israël qui l’a reçue. Les autres raisons, le philosophe pousse parfois l’inquiétude jusqu’à les comprendre, et souvent ce qu’il en a compris ébranle le monde.

C’est que la  patience est difficilement à la mesure de l’histoire. L’homme est mortel, et il ne naît pas habituellement avec une harpe à la place du cœur. L’homme est mortel, et c’est le principe de tout syllogisme. Mais jamais encore il n’a eu la satisfaction d’être homme, et cela seulement : être pensant, animal doué de raison. L’hébreu dirait : « vivant qui parle ». Jamais, ou du moins pas encore. Car il  a dû, depuis le geste d’Adam, investir sa pensée à s’occuper d’assurer sa vie arrachée à la terre.

La tradition juive enseigne ici le sens de l’observance du repos du septième jour. Au niveau de la jouissance d’être homme;  il  est de nous assurer cette jouissance-là, à la lettre. Être pensant et cela essentiellement. C’est pourquoi le septième jour strictement observé est dit être « de l’étoffe du monde à venir ». Très précis lorsqu’il s’agit de l’évaluation quantitative des qualités, le Talmud enseigne (Berakhot 57 B) :  « Le feu est le soixantième de l’enfer, le goût du miel est le soixantième de celui de la manne ; le Chabbat est le soixantième du monde à venir, le sommeil est le soixantième de la mort, le rêve est le soixantième de la prophétie. » L’homme reste cependant l’homme de ce monde-ci, et des six jours de la semaine.

Or, c’est dans le monde présent qu’il est important que Dieu parle. C’est pendant la nuit que l’homme a besoin de lumière, quand il  est las  de son sommeil. Et dans cette  nuit-là, il  arrive que l’homme s’éclaire à la lueur de son propre regard. La philosophie est aussi cela. Une inquiétude, mais aussi une révolte. Une parole qui dénonce un silence, quoi qu’elle dise. Une lumière qui, par destination, n’éclaire que choses obscures. Un soixantième de certitude. L’homme du sens commun ne comprend pas ce pathétique. Mais il arrive que le croyant comprenne. C’est pourquoi il se méfie du philosophe. Ne va-t-il pas dire tout haut ce que chacun pense, mal, tout bas ? Il arrive aussi que le philosophe, découvrant l’ampleur de son drame humain, prenne sa pensée en pitié. Et dans cette pensée prise en pitié, il voit, comme l’a très finement enseigné Maïmonide, la gloire de Dieu. Alors il se convertit. Il ne se convertissait plus au judaïsme depuis l’émancipation des Juifs; c’est-à-dire depuis l’arrêt  de la  transmission, à leur niveau réel, des textes de la tradition juive.

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